Le monde arabe, autrefois épicentre de l’innovation et du savoir, est aujourd’hui accusé de dilapider ses immenses ressources dans des projets spectaculaires mais souvent inutiles. Idriss Aberkane, dans une intervention incisive, retrace les brillantes réalisations passées du monde arabe et les compare au gaspillage contemporain des richesses pétrolières, illustrant une perte tragique de vision et de priorité.
L’héritage perdu d’une époque dorée
Du IXe au XVe siècle, le monde arabe dominait les sciences, l’art et l’ingénierie. Des concepts fondamentaux comme l’algèbre et les algorithmes, aujourd’hui au cœur des technologies modernes, en sont issus. À cette époque, les meilleurs astronomes, médecins et urbanistes vivaient à Bagdad, Damas ou Cordoue. La ville circulaire de Bagdad, par exemple, était un modèle d’intelligence urbanistique, et des penseurs comme Ibn Khaldoun posaient les bases de la sociologie moderne.
Ce monde influençait même l’Europe médiévale : le pape Sylvestre II (Gerbert d’Aurillac) puisait dans les savoirs arabes pour diffuser les mathématiques et les sciences en Occident. Mais aujourd’hui, ce génie semble abandonné, remplacé par des projets grandioses mais vides de sens.
Les excès actuels : entre fierté et gaspillage
Le projet Neom en Arabie Saoudite
Neom, cette « ville futuriste » longue de 170 kilomètres et bordée de miroirs de 400 mètres de haut, est pour Aberkane l’exemple parfait du gaspillage moderne. Estimé à des milliards, ce projet est non seulement irréaliste, mais il ignore aussi les besoins fondamentaux des populations. Déplacer des tribus locales pour construire une ville aux ambitions extravagantes, climatisée en plein désert et alimentée par des technologies non éprouvées, reflète un décalage criant entre les élites saoudiennes et leur peuple.
Aberkane compare cette initiative à un jeu vidéo où un enfant, ayant activé un code d’argent illimité, s’amuserait à bâtir des structures absurdes sans réfléchir à leur utilité. Alors que ces milliards pourraient résoudre des crises mondiales comme l’accès à l’eau potable ou financer des révolutions technologiques, ils sont jetés dans un projet destiné à flatter l’ego des dirigeants.
La nouvelle capitale égyptienne
L’Égypte, pays où une partie de la population vit dans des bidonvilles ou au-dessus des cimetières faute de logements décents, s’engage dans la construction d’une nouvelle capitale administrative. Ce projet gigantesque inclut des pelouses arrosées en plein désert, un quartier militaire plus grand que le Pentagone et le « plus grand drapeau du monde ». Dans un pays confronté à une crise de l’eau, ces choix apparaissent comme des provocations.
Les priorités semblent inversées : au lieu d’investir dans des universités, des hôpitaux ou l’amélioration des infrastructures, l’Égypte s’enfonce dans une politique d’apparat, calquée sur l’architecture monumentale de Versailles, mais dénuée de vision stratégique.
Le Qatar et sa Coupe du Monde
Le Qatar, quant à lui, incarne une autre forme de gaspillage. Sa Coupe du Monde, organisée à coups de stades climatisés en plein désert, a été rendue possible grâce à des milliers de travailleurs étrangers soumis à des conditions proches de l’esclavage. Une fois encore, le prestige a pris le pas sur les droits humains et les besoins durables, symbolisant une gestion irresponsable des ressources.
Des exemples alternatifs : Abu Dhabi et la Norvège
Tous les pays riches en ressources naturelles ne succombent pas à ces excès. Abu Dhabi est cité en exemple pour sa gestion prudente. Son fonds souverain investit dans des projets culturels et stratégiques, comme le Louvre Abu Dhabi, qui promeut un dialogue entre les cultures. Contrairement à Dubaï, qui multiplie les projets ruineux et se maintient grâce au soutien financier d’Abu Dhabi, cette dernière mise sur des investissements durables et réfléchis.
La Norvège est également un modèle : son fonds souverain, alimenté par les revenus pétroliers, est l’un des plus performants au monde. Chaque Norvégien pourrait aujourd’hui recevoir une somme conséquente grâce à cette gestion exemplaire. Là où l’Arabie Saoudite construit une ville-miroir, la Norvège investit dans l’éducation, l’innovation et l’avenir de ses citoyens.
L’intelligence sacrifiée sur l’autel de l’ego
Pour Aberkane, le problème fondamental réside dans la gestion des richesses. Les projets spectaculaires comme Neom ou la nouvelle capitale égyptienne ne visent qu’à flatter l’ego de dirigeants déconnectés de leur peuple. Cette approche rappelle l’Espagne du XVIIe siècle, qui a dilapidé son or américain sans investir dans l’innovation, contrairement au Royaume-Uni, qui a misé sur la révolution industrielle pour devenir une puissance mondiale.
Le monde arabe regorge pourtant de talents. Des jeunes brillants en mathématiques, en ingénierie et en architecture vivent au Maghreb, en Égypte ou dans les pays du Golfe. Mais ces talents sont souvent négligés au profit de dépenses superficielles. Pire, ces pays préfèrent faire appel à des experts étrangers plutôt que de valoriser les compétences locales.
Un appel à une renaissance du génie arabe
Idriss Aberkane conclut en appelant à un retour aux valeurs fondamentales du monde arabe : l’intelligence, l’innovation et le génie. Ce n’est pas en construisant des structures pharaoniques ou en gaspillant les ressources naturelles que la région pourra retrouver sa grandeur passée. La vraie fierté se construit par la connaissance et la créativité, pas par des projets d’apparat.
Les pays du monde arabe, riches de leur histoire et de leurs ressources, pourraient révolutionner l’ingénierie, résoudre des crises mondiales comme le manque d’eau ou le réchauffement climatique, et offrir une prospérité durable à leurs populations. Mais cela nécessite un changement radical de mentalité, où l’intelligence prendrait le pas sur l’ego.
Source : Idriss J. Aberkane