Voici une question philosophique fascinante : si une couleur n’a pas de nom, pouvons-nous tout de même la voir ? Il y a de nombreuses années, l’œil humain a évolué pour nous permettre de voir environ un million de couleurs. C’est beaucoup. Alors, comment se fait-il que jusqu’à très récemment, personne ne voyait ni même n’entendait parler de la couleur bleue ? C’est parce que le bleu n’existait tout simplement pas encore. Découvrons pourquoi.
Le mystère de la couleur bleue
Le bleu est une couleur mystérieuse pour les peuples anciens, comme les Grecs. Pour eux, le bleu n’était pas une couleur du tout. Cette histoire étrange commence avec William Ewart Gladstone, un premier ministre britannique à quatre reprises et grand admirateur d’Homère, l’auteur grec de l’Iliade et de l’Odyssée.
En lisant l’Odyssée, Gladstone a remarqué qu’Homère décrivait la mer comme étant « sombre comme le vin », et non pas bleue ou verte. Cette description a intrigué Gladstone, qui s’est intéressé aux autres façons dont Homère utilisait les couleurs pour décrire les choses. Homère décrivait le miel comme étant vert et les moutons comme étant violets. Gladstone s’est demandé si Homère était daltonien et voyait le bleu comme quelque chose d’autre.
Après avoir passé au crible des milliers de pages des écrits d’Homère, Gladstone a compté les références aux couleurs. Le noir est mentionné près de 200 fois, le blanc environ 100 fois, le rouge 13 fois, le jaune et le vert moins de 10 fois chacun, mais le bleu n’apparaît aucune fois. Et ce n’est pas seulement chez Homère. Gladstone a également examiné d’autres écrits anciens grecs et n’a trouvé aucune mention du bleu.
Retrouver la couleur bleue dans les textes anciens
Les chercheurs ont ensuite analysé des textes anciens du monde entier, y compris le Coran, la Bible hébraïque, des textes chinois, hindous et islandais. Aucun ne mentionnait le bleu. Les proportions des autres couleurs y étaient similaires à celles des épopées d’Homère : le noir et le blanc apparurent souvent, le rouge quelques fois, et le jaune et le vert très peu, mais pas de bleu.
Les yeux humains d’aujourd’hui sont les mêmes qu’à l’époque, alors pourquoi ne voyaient-ils pas le bleu ? La réponse simple serait de dire que tout était en noir et blanc, mais ce n’est pas correct.
Les langues évoluent et développent des mots pour les couleurs dans un ordre universel. Tout d’abord, les langues créent des termes pour le noir et le blanc, ensuite pour le rouge. Après le rouge, c’est soit le jaune soit le vert. Enfin, la dernière couleur à apparaître dans toutes les grandes langues est le bleu. Ceci s’explique par la rareté du bleu dans la nature.
La rareté du bleu dans la nature
Le bleu est très peu présent dans la nature. Seulement 10 % des fleurs sont bleues, et il est encore plus rare chez les animaux. Les oiseaux, mammifères et reptiles ne produisent aucun pigment bleu. Parfois, certains animaux apparaissent bleus, mais ce n’est pas le résultat d’un pigment. Par exemple, les ailes des papillons bleus ou les plumes des paons et des geais bleus reflètent la lumière d’une manière qui les fait apparaître bleus.
Étant donné cette rareté, la plupart des cultures anciennes n’ont pas vu le bleu comme une couleur distincte mais plutôt comme une nuance de vert. Ce n’est que lorsque les Égyptiens ont inventé une teinture bleue que le bleu a été reconnu comme une couleur distincte. Ainsi, les termes pour le ciel « presque noir » et la rivière verte ont évolué pour devenir alors bleus.
Influence de la langue sur la perception des couleurs
La perception des couleurs est fortement influencée par la langue et les mots disponibles pour les décrire. Par exemple, une expérience menée par le chercheur Jules Davidoff avec la tribu Himba en Afrique a montré que, comme dans les cultures anciennes, les Himba n’avaient pas de mot pour le bleu. Pour eux, le bleu est une nuance de vert. Lorsque les participants Himba ont été confrontés à une série de 12 carrés dont un seul était bleu, ils ont eu beaucoup de mal à identifier le carré bleu.
Un test différent a montré 12 carrés verts avec un seul carré légèrement plus clair. Cette fois, les Himba ont identifié instantanément le carré différent, tandis que la plupart des personnes de cultures avec des mots spécifiques pour différentes nuances de vert auraient eu du mal à le distinguer.
Cette expérience montre que, sans les mots pour décrire une couleur, il devient difficile de la percevoir correctement.
Evolution des mots pour les couleurs
Les mots pour décrire les couleurs ont également évolué au fil du temps. Par exemple, le mot « rose » n’est apparu en anglais qu’au 13ᵉ siècle. Avant cela, le rose était considéré comme une nuance de rouge. Avant l’invention des mots spécifiques pour différentes teintes, ces couleurs étaient difficiles à décrire.
Isaac Newton, célèbre pour ses travaux sur le spectre des couleurs, a eu du mal à déterminer les frontières exactes entre les couleurs. Il a initialement identifié 11 couleurs uniques, puis s’est réduit à cinq, avant de finalement en désigner sept afin de correspondre aux notes musicales et au nombre de jours de la semaine.
Perception et découverte des couleurs futures
L’une des questions intrigantes est de savoir s’il existe des couleurs que nous ne pouvons pas voir parce que nous n’avons pas de mots pour les décrire. Des découvertes récentes ont révélé que certaines personnes, notamment des femmes tétrachromates, possèdent un quatrième type de cône dans leurs yeux, leur permettant de voir jusqu’à 100 millions de couleurs. Ces personnes ne réalisent pas nécessairement qu’elles peuvent voir plus de couleurs, car leur cerveau n’est pas « préparé » à les reconnaître.
D’autres tests ont montré que ces individus peuvent identifier des nuances de couleurs différentes que les personnes à vision trichromatique ne peuvent pas. Cependant, la description précise de ces couleurs reste un défi car elles n’ont pas de noms spécifiques dans notre langue.
Conclusion
Nos ancêtres percevaient les couleurs de la même manière que nous, mais ils ne remarquaient pas les différences jusqu’à ce que des mots soient créés pour les décrire. Isaac Newton a appris que les couleurs ne font pas partie des objets matériels, elles représentent simplement une interprétation des longueurs d’onde de la lumière. Selon un neuroscientifique de l’University College London, les couleurs sont le produit de la lumière, de notre culture, de notre langage et de notre imagination.