Il y a environ 2000 ans, un navire marchand romain a sombré au large de la Sardaigne, emportant avec lui son équipage, sa cargaison et un secret qui, aujourd’hui, pourrait éclairer les origines de l’univers. À son bord, mille lingots de plomb – plus de 30 tonnes – soigneusement empilés. Leur destination d’origine reste inconnue, mais leur destin, lui, allait s’inscrire dans l’histoire de la science moderne. Car au XXIe siècle, ce plomb antique est devenu un élément central d’une expérience de physique fondamentale, protégée dans le mètre cube le plus froid de l’univers connu. Une improbable rencontre entre archéologie et cosmologie, où une épave oubliée pourrait bien détenir les clés de notre existence.
Une découverte extraordinaire sous les vagues
Tout commence en 1988, à une dizaine de kilomètres au large de la Sardaigne. Des plongeurs explorant les fonds marins à la recherche d’épaves repèrent, enfoui dans le sable et les algues à 28 mètres de profondeur, le contour distinct d’un navire. La présence de jarres en terre cuite confirme son origine romaine. Si les épaves de l’Antiquité sont fréquentes en Méditerranée, celle-ci se distingue immédiatement.
L’épave est massive. Il s’agit d’un Navis oneraria magna, navire marchand de grand gabarit, long de 30 mètres et large de 9 mètres. Pour donner une idée, c’est l’équivalent de neuf autobus scolaires alignés en carré. Son ossature est renforcée par des clous de 80 centimètres, preuve de sa conception pour des charges particulièrement lourdes.
Parmi les vestiges : des jarres destinées à l’eau, au vin ou aux vivres, une meule de pierre pour moudre le grain à bord, mais surtout une cargaison exceptionnelle – mille lingots de plomb, trapezoïdaux, de la taille d’un avant-bras, pesant chacun 33 kilogrammes. Soit l’équivalent d’un berger allemand, d’un enfant de dix ans… ou de 1/50e d’un Kia Sorento.
Le plomb romain, matériau de l’histoire
Les Romains considéraient le plomb comme une ressource essentielle. Facile à fondre, résistant à la corrosion, ce métal était omniprésent : tuyauterie, monnaie, munitions… Son extraction à partir de la galène, riche aussi en argent, était si intensive qu’elle a laissé une trace de pollution détectable jusqu’au Groenland. L’industrie du plomb était si florissante que des lois furent nécessaires pour en réguler la production.
Mais avant cette découverte, seuls quelques lingots avaient été retrouvés sur d’autres épaves. Le lot de Mal di Ventre est sans précédent. Chacun porte une inscription, souvent énigmatique, mais révélatrice. Par exemple, la mention Societas Marci et Caio Pontillienorum désigne une entreprise dirigée par deux Romains, Marcus et Gaius Pontinelius. Plus de 700 lingots proviennent de cette société. D’autres sont marqués PILIP, probable hommage à un serviteur nommé Philippus. On y trouve aussi les noms de Quinto Appio et Planio Russino, figures de l’industrie du métal.
Selon la professeure Donatella Salvi, cette épave éclaire d’un jour nouveau les structures économiques de la République romaine : une industrie minière aux mains d’entrepreneurs privés, non de l’État. Les noms inscrits prouvent aussi que les fabricants étaient citoyens romains, ce qui situe le naufrage après 89 av. J.-C., date à laquelle les tribus italiennes ont obtenu la citoyenneté. Or, les mines de la Sierra de Cartagena, en Espagne, où ces lingots furent produits, furent abandonnées vers 50 av. J.-C. Le naufrage a donc eu lieu dans cette fenêtre de 40 ans.
Quant aux causes du naufrage, elles restent mystérieuses. Le navire a visiblement coulé droit vers le fond, sans signe de dommage majeur. Il pourrait s’agir d’un renversement causé par les vents violents de la région. Mais une autre hypothèse intrigue : en pleine période de troubles et de guerres civiles, l’équipage aurait pu saborder le navire pour éviter que des pirates ne s’emparent de la précieuse cargaison. Si tel est le cas, leur sacrifice aura eu une portée insoupçonnée.
Un métal antique pour sonder l’invisible
Le sort des lingots n’était pas scellé au fond de la mer. En 1989, après deux ans de fouilles infructueuses, l’équipe de Salvi reçoit une offre inattendue : l’Institut national italien de physique nucléaire propose de financer l’excavation – 300 millions de lires, soit 210 000 dollars – en échange de 10 % des lingots.
L’intérêt des physiciens ? Le plomb antique, purifié par les siècles, est devenu extrêmement stable. Contrairement au plomb moderne, encore chargé en isotopes radioactifs comme le plomb-210, celui-ci est exempt de toute radioactivité résiduelle. Et cela en fait un matériau idéal pour isoler un détecteur de physique fondamentale de toute interférence.
C’est ainsi que les lingots rejoignent l’expérience CUORE (Cryogenic Underground Observatory for Rare Events), installée sous 1,4 kilomètre de roche dans les Apennins. L’objectif : détecter un événement hypothétique, la désintégration double bêta sans émission de neutrinos. Si cette réaction existe, elle prouverait que le neutrino est sa propre antiparticule – une théorie proposée par le physicien italien Ettore Majorana. Et cela pourrait expliquer pourquoi, après le Big Bang, la matière a survécu tandis que l’antimatière a disparu.
Pour détecter cet événement rarissime, CUORE utilise près de 1000 cristaux d’oxyde de tellure maintenus à -273°C, la température la plus froide jamais atteinte dans un volume d’un mètre cube. Et pour isoler cette chambre cryogénique des moindres particules parasites, les blocs sont entourés d’un bouclier en plomb… romain.
Des résultats décevants… mais un avenir prometteur
En 2024, après sept ans d’observations, CUORE n’a détecté aucun signe de la désintégration recherchée. Cela ne signifie pas que la théorie est fausse, mais que le phénomène est incroyablement rare : sa demi-vie est estimée à 38 trillions de trillions d’années, soit un million de milliards de fois l’âge de l’univers.
Loin d’abandonner, les chercheurs préparent déjà la suite : le projet CUPID (CUORE Upgrade with Particle IDentification), dont les nouveaux cristaux, en oxyde de lithium-molybdène, offriront une signature plus claire et plus facile à distinguer du bruit de fond. Bonne nouvelle pour les archéologues : la transformation n’exige pas de nouveaux lingots.
Mais à plus long terme, d’autres projets – dans la recherche sur la matière noire ou l’informatique quantique – pourraient de nouveau réclamer du plomb antique. Or cette ressource, déjà limitée, soulève des questions éthiques majeures. L’utilisation scientifique d’artéfacts archéologiques, bien qu’utile, conduit à leur destruction. Et le risque de pillage ou de revente illégale est bien réel. L’UNESCO a d’ailleurs fermement condamné toute exploitation commerciale des épaves.
Une rencontre entre deux mondes
En fin de compte, cette histoire illustre une tension féconde entre deux disciplines : l’archéologie, qui cherche à comprendre notre passé, et la physique, qui tente d’expliquer notre origine cosmique. D’un côté, un fabricant romain marquant fièrement son nom dans le métal. De l’autre, un physicien surveillant un détecteur cryogénique au fin fond d’un laboratoire. Entre les deux, 2000 ans d’histoire, un naufrage, et un espoir commun : percer les mystères de notre existence.
Source : SciShow