Le porc est sans doute la viande la plus polarisante, voire l’un des aliments les plus polarisants au monde. D’un côté, il est extrêmement populaire et représente plus d’un tiers de la consommation mondiale de viande. De l’autre, environ un tiers de l’humanité évite de consommer du porc, souvent pour des raisons religieuses ou culturelles. Pour explorer cette dichotomie, il est important de comprendre les origines historiques et les multiples théories que les anthropologues et les théologiens ont proposées au fil des ans.
Les origines du tabou du porc dans les religions abrahamiques
Les premières références codifiées au tabou du porc dans les religions abrahamiques apparaissent dans la Torah, notamment dans les livres du Lévitique et du Deutéronome, rédigés au premier millénaire avant notre ère. Ces textes affirment que le porc est impur parce que le cochon a des sabots fendus (ou « ongles divisés ») mais ne rumine pas.
L’absence de rumination, un processus digestif complexe impliquant la régurgitation et la mastication répétée des aliments par certains animaux comme les vaches et les moutons, est la raison explicite pour laquelle le porc est qualifié d’impur. Toutefois, ces textes ne fournissent pas d’explications claires sur pourquoi cela le rend impur, ce qui laisse place à diverses interprétations.
Le porc et la santé : une théorie contestée
Une théorie populaire au 19ème siècle suggérait que le tabou du porc pourrait être lié à des préoccupations sanitaires, notamment en raison de la trichinose, une maladie parasitaire transmise par la consommation de porc mal cuit. Cependant, cette théorie a été remise en question par des travaux plus récents, notamment ceux de l’anthropologue américain Marvin Harris. Dans son livre des années 1980, « The Sacred Cow and the Abominable Pig », Harris argue que tous les animaux domestiques sont potentiellement dangereux pour la santé humaine, pas seulement le porc.
Il n’existe pas de preuves solides que la trichinose était particulièrement répandue dans l’ancien Moyen-Orient, ni que les populations anciennes en avaient connaissance. En revanche, des maladies comme l’anthrax, souvent associées aux troupeaux de bovins et d’ovins, étaient bien documentées dans les sources anciennes. Harris conclut donc que la trichinose ne pouvait pas être la raison primaire du tabou du porc.
Une question de propreté et d’économie
Un des premiers arguments spécifiques concernant l’impureté du porc provient du philosophe médiéval Maïmonide, qui vivait au service du sultan Saladin en Égypte. Maïmonide décrivait le porc comme un animal sale, dont les habitudes alimentaires et le comportement laissaient les rues et les maisons plus sales que les égouts.
Les porcs ont effectivement tendance à manger n’importe quoi, y compris des déchets et des excréments humains, et à se rouler dans la boue pour se rafraîchir en l’absence d’ombre. Cependant, Harris propose que cette grossièreté était exacerbée par la déforestation et l’urbanisation croissantes du Moyen-Orient durant l’âge de fer. Les porcs, privés de forêts où ils se nourrissaient auparavant de glands et de truffes, se replient alors sur des comportements moins hygiéniques.
La perte des forêts a entraîné une concurrence alimentaire directe entre humains et porcs, car ces derniers ne peuvent pas se nourrir d’herbe comme les troupeaux de bovins et d’ovins. En conséquence, le porc est devenu à la fois sale et économiquement inviable dans cette région du monde.
La substitution par le poulet
Selon une étude de 2015 publiée dans « Journal of Archaeological Research » par Richard Redding de l’université du Michigan, le poulet aurait progressivement remplacé le porc dans le régime alimentaire moyen-oriental. Redding soutient que les poulets, tout aussi capables que les porcs de convertir les restes de nourriture en protéines, offraient plusieurs avantages :
- Ils produisent des œufs en plus de la viande.
- Ils sont plus petits, permettant une consommation complète et immédiate, particulièrement appréciée dans les climats chauds.
Cette adaptation aurait permis aux poulets de mieux s’intégrer dans les espaces urbains densément peuplés du Moyen-Orient, éliminant ainsi le besoin de porcs.
Identité culturelle et tribalisme
Avec le temps, le tabou du porc est devenu un marqueur d’identité culturelle. Par exemple, les découvertes archéologiques montrent que même parmi les Israélites, le porc était consommé, notamment dans le royaume du Nord. La codification du tabou dans la Torah pourrait ainsi avoir servi à distinguer les populations du sud qui évitaient le porc de celles du nord qui continuaient à en consommer.
Plus tard, les lois alimentaires se sont étendues pour marquer la séparation des Israélites des Romains, et éventuellement des musulmans des croisés européens, renforçant ainsi les frontières culturelles et religieuses.
Conclusion
Il est évident que le tabou autour du porc est complexe et multifactoriel, avec des origines incertaines et multiples théories en compétition. Ce qui est sûr, c’est que ce tabou persiste et continue de jouer un rôle significatif dans la définition des identités culturelles et religieuses à travers le monde.
En fin de compte, d’où vient réellement ce tabou ? La réponse demeure un mystère. Ce que l’on sait, c’est qu’il est devenu un symbole puissant et unificateur pour de nombreuses cultures. Que l’on mange ou non du porc, il reste un sujet fascinant d’étude anthropologique et historique.
Sources :
- The Sacred Cow and the Abominable Pig – Marvin Harris, 1987 : Livre
- How chicken may have supplanted pork in ancient Middle Eastern diets – Richard Redding, 2015 : Article
- Pig-eating persisted among ancient Israelites – 2015 : Article