Les substances perfluoroalkylées et polyfluoroalkylées, plus connues sous l’acronyme PFAS, représentent l’un des scandales environnementaux et sanitaires les plus préoccupants de notre époque. Ces « produits chimiques éternels » contaminent désormais l’ensemble de la planète, des régions les plus reculées aux centres urbains, s’accumulant dans l’organisme humain et causant de graves problèmes de santé.
Une contamination planétaire sans précédent
Dans les îles Féroé, archipel isolé de l’Atlantique Nord comptant à peine 50 000 habitants, le Dr Pál Weihe observe depuis des décennies les effets de ces substances sur la population locale. Malgré l’absence de toute production chimique sur le territoire, les habitants présentent des niveaux élevés de PFAS dans leur organisme. « Ils sont venus à nous sans nous le demander », explique le scientifique, qui a analysé des milliers d’échantillons sanguins sans jamais en trouver un seul exempt de PFAS.
Cette contamination globale atteint des proportions stupéfiantes : les chimistes détectent ces substances dans l’eau de pluie de l’Antarctique et de l’Himalaya. Les PFAS s’accumulent dans les sols, les sédiments, contaminent la chaîne alimentaire et persistent dans l’organisme pendant des années.
L’héritage toxique du projet Manhattan
L’histoire des PFAS commence paradoxalement avec le projet Manhattan, le programme secret de développement de la bombe atomique durant la Seconde Guerre mondiale. Après la guerre, les entreprises ont commencé à expérimenter avec ces substances. Un scientifique de 3M découvrit par accident leurs propriétés imperméabilisantes et antitaches lorsque le produit éclaboussa ses chaussures en toile.
Les propriétés uniques de ces molécules, dotées de liaisons carbone-fluor particulièrement résistantes, séduisirent rapidement l’industrie. Elles furent intégrées dans des produits emblématiques comme le Scotchgard de 3M et le Téflon de DuPont, incarnant l’ère du « mieux vivre par la chimie ».
Aujourd’hui, l’Agence de protection de l’environnement américaine recense plus de 14 000 structures chimiques différentes appartenant à la famille des PFAS. Ces substances se retrouvent dans d’innombrables produits : emballages alimentaires résistants aux graisses, sacs de pop-corn pour micro-ondes, textiles imperméables, mais aussi dans des applications industrielles comme les semi-conducteurs, les panneaux solaires et les éoliennes.
Le prix humain de la contamination
Dans la banlieue de Minneapolis, près du siège mondial de 3M, les conséquences sanitaires de la pollution aux PFAS se révèlent dramatiques. À Cottage Grove, Oakdale et Lake Elmo, l’entreprise a déversé ces substances depuis les années 1960, créant un gigantesque panache de contamination souterraine.
Les statistiques sont alarmantes : entre 2003 et 2015, un enfant décédé à Oakdale avait 171% plus de risques d’avoir eu un cancer comparé à ceux vivant hors de la zone contaminée. Au lycée Tartan, les enseignants et les élèves ont remarqué une fréquence anormalement élevée de cancers rares.
Amara Strande, diagnostiquée à 15 ans d’un carcinome hépatocellulaire fibrolamellaire – un cancer touchant une personne sur cinq millions – est devenue le symbole de cette tragédie sanitaire. Malgré plus de 20 interventions chirurgicales, elle est décédée à 20 ans, trois jours avant l’adoption de la loi qui porte désormais son nom au Minnesota.
La dissimulation scientifique
Les documents internes de 3M, révélés lors du procès intenté par l’État du Minnesota, exposent une véritable dissimulation scientifique. Dès 1975, l’entreprise savait que ses produits chimiques se retrouvaient dans le sang de la population américaine. Les tests sur les employés confirmèrent l’accumulation de ces substances dans l’organisme.
En 1997, 3M transmit à DuPont une fiche de données de sécurité portant la mention « Cancer : Attention, contient une substance chimique pouvant causer le cancer ». La même année, cette étiquette fut retirée, et pendant des décennies, les PFAS furent vendus sans avertissement sur leurs dangers.
Richard Purdy, un lanceur d’alerte interne à 3M, qualifia le PFOS de « polluant le plus insidieux depuis les PCB » et démissionna après que l’entreprise eut refusé d’informer ses clients des risques. L’avocat Rob Bilott, qui révéla cette affaire après avoir défendu un agriculteur dont les vaches mouraient en aval d’une usine DuPont, souligne que les entreprises débattaient en interne : « Devons-nous dire quelque chose ? Devons-nous informer le gouvernement ? Malheureusement, elles ont décidé que non. »
Des effets sanitaires multiples
Les recherches menées dans les îles Féroé révèlent l’étendue des dommages causés par les PFAS. Dr Weihe et son équipe ont découvert que même à de faibles concentrations, ces substances affaiblissent dramatiquement le système immunitaire : « Chaque fois qu’un enfant avait une concentration doublée de PFAS dans le sang, il perdait la moitié de ses anticorps. »
Les enfants développent des squelettes plus fragiles et montrent des signes de pré-diabète précoce. Dr Weihe qualifie les PFAS de « toxique multi-organes » affectant plusieurs systèmes corporels simultanément.
L’Agence de protection de l’environnement américaine a progressivement abaissé les seuils de sécurité, passant de 70 parties par trillion en 2016 à seulement 4 parties par trillion – moins d’une goutte dans une piscine olympique. Cette révision signifie que jusqu’à 200 millions d’Américains boivent une eau contaminée au-delà des niveaux acceptables.
La transmission générationnelle
L’un des aspects les plus troublants des PFAS concerne leur transmission de mère à enfant. Il n’existe aucun moyen connu d’éliminer ces substances de l’organisme, excepté par l’accouchement et l’allaitement, processus par lesquels les mères transmettent leur charge toxique à leurs enfants.
Elsa Helmsdael, scientifique féroïenne spécialisée dans les PFAS, a dû prendre la décision déchirante de n’allaiter que six mois au lieu de la durée recommandée d’une année : « Vous donnez beaucoup de contaminants à l’enfant, ses niveaux montent très haut et les vôtres chutent en conséquence de l’allaitement. »
Impact sur la faune
La contamination touche également la faune mondiale, des ours polaires de l’Arctique aux dauphins d’Inde. Dans les îles Féroé, l’ornithologue Sjúrður Hammer étudie les effets sur les oiseaux marins, révélant que les prédateurs apex accumulent des concentrations particulièrement élevées, affectant leur capacité à résister aux infections et aux pandémies comme la grippe aviaire.
Les solutions émergentes
Face à cette crise, des technologies innovantes émergent. Le Minnesota teste un système appelé SAFF (Surface Activated Foam Fractionation) qui exploite les propriétés chimiques des PFAS pour les concentrer dans une mousse puis les extraire. Ce procédé peut éliminer 92 à 98% des PFOA et PFOS, traitant jusqu’à 227 000 litres d’eau par jour.
Depuis 2006, la pression de l’EPA a conduit au retrait progressif des PFAS à chaîne longue comme le PFOA et le PFOS. Cependant, les entreprises les ont remplacés par d’autres substances similaires comme le GenX, qui présente exactement les mêmes types de tumeurs chez le rat que son prédécesseur.
La bataille juridique
Rob Bilott poursuit actuellement une action collective potentiellement sans précédent contre les producteurs de PFAS, impliquant potentiellement toute la population américaine. « Si les entreprises affirment qu’il n’y a pas suffisamment de données, elles devraient payer pour que les études soient réalisées », argue-t-il.
En 2018, 3M a accepté un règlement de 850 millions de dollars pour la contamination de l’eau au Minnesota, sans reconnaître sa responsabilité. Mais les poursuites s’accumulent, représentant des dizaines de milliards de dollars de dommages potentiels pour l’industrie chimique.
La loi Amara
Le Minnesota a adopté une législation pionnière surnommée « loi Amara » en l’honneur d’Amara Strande. Cette loi interdit les utilisations non essentielles de PFAS et exige un étiquetage des produits en contenant. Paradoxalement, c’est en cherchant à être exemptés que de nombreux fabricants ont révélé l’étendue insoupçonnée de l’utilisation de ces substances.
L’avenir nécessitera des choix difficiles entre sécurité sanitaire et commodité. Certaines applications des PFAS demeurent essentielles, notamment dans les dispositifs médicaux, les stents et les semi-conducteurs. Mais la société devra décider si elle peut renoncer à certains conforts : chaussures non imperméabilisées, tissus d’ameublement susceptibles de se tacher.
Comme le souligne Dr Weihe : « Nous faisons quelque chose en société qui affecte l’éthique de notre système de santé car nous permettons que l’exposition chimique atteigne la population générale, affectant notre santé et pire encore, celle de la prochaine génération. » Cette contamination globale aurait pu être évitée il y a des décennies si la transparence scientifique avait prévalu sur les intérêts commerciaux.
Source : Bloomberg Originals