Il y a quelques semaines, une interview d’Eric Schmidt, ancien PDG de Google, a fait grand bruit avant de disparaître mystérieusement de la chaîne YouTube de Stanford. Pourquoi cette suppression soudaine ? Peut-être parce que Schmidt y fait des révélations fracassantes sur l’avenir de l’intelligence artificielle (IA) et la compétition mondiale qui s’intensifie dans ce domaine. Ce qui est certain, c’est que ses prédictions, alors audacieuses, commencent déjà à se vérifier, rendant cette interview plus pertinente que jamais.
Une révolution technologique aux effets encore sous-estimés
Eric Schmidt décrit un avenir où l’IA ne se contentera plus de simples interactions, mais redéfinira fondamentalement notre rapport à la technologie. Il identifie trois évolutions majeures qui, combinées, auront un impact que « personne ne comprend encore aujourd’hui » : l’expansion des fenêtres de contexte, l’émergence des agents autonomes et la capacité de transformer le texte en actions concrètes.
Les fenêtres de contexte, comparables à la mémoire à court terme du cerveau humain, permettront aux IA de traiter des volumes d’informations sans précédent. « J’ai été surpris que les fenêtres de contexte deviennent si longues », avoue Schmidt, expliquant que cette évolution surmonte des défis techniques complexes. Grâce à cela, une IA pourra, par exemple, lire et résumer vingt livres en une seule requête, sans perdre de vue les détails clés.
Les agents autonomes représentent la deuxième grande avancée. Schmidt illustre leur potentiel en évoquant des IA capables d’apprendre des disciplines complexes comme la chimie : elles lisent des principes, les testent, puis intègrent ces connaissances pour affiner leur compréhension. Cette capacité d’apprentissage continu ouvre des perspectives inégalées pour la recherche scientifique.
La troisième transformation concerne la capacité de l’IA à convertir des instructions textuelles en actions concrètes. Schmidt donne un exemple frappant : « Si TikTok est interdit, dites simplement à votre IA : ‘Fais-moi une copie de TikTok, vole tous les utilisateurs, adapte-le à mes préférences et rends-le viral en une heure.’ » Cette possibilité de créer des applications entières à partir de simples commandes bouleversera les dynamiques de développement logiciel. « Imaginez que chaque être humain sur la planète soit son propre programmeur, capable de créer ce qu’il veut, instantanément », conclut-il.
Une compétition mondiale dominée par les États-Unis et la Chine
L’interview aborde également la rivalité croissante entre les États-Unis et la Chine dans le domaine de l’IA. Schmidt, qui a présidé une commission sur l’intelligence artificielle, affirme que « la bataille pour la suprématie des connaissances sera le grand combat de notre époque. » Selon lui, seuls quelques pays, dotés d’importantes ressources financières, de talents technologiques et de systèmes éducatifs solides, pourront prétendre jouer un rôle majeur dans cette course.
Actuellement, les États-Unis disposent d’une avance d’environ dix ans sur la Chine dans le domaine des microprocesseurs, en particulier pour les puces de moins de 5 nanomètres. Cette avance technologique est renforcée par des mesures telles que l’interdiction des exportations de puces Nvidia vers la Chine. Cependant, pour maintenir cette position dominante, des investissements colossaux sont nécessaires. Schmidt cite des chiffres vertigineux : « Sam Altman estime que cela coûtera environ 300 milliards de dollars, peut-être plus. »
Un autre défi majeur est l’approvisionnement en énergie. Schmidt révèle avoir conseillé à la Maison Blanche de renforcer ses liens avec le Canada, en raison de ses vastes ressources en énergie hydroélectrique : « Notre pays n’a pas assez d’énergie pour soutenir ces besoins. » En alternative, il évoque la possibilité de financements en provenance du Moyen-Orient, tout en reconnaissant les défis liés à la sécurité nationale que cela impliquerait.
Google en perte de vitesse : un choix culturel contesté
L’une des déclarations les plus controversées de Schmidt concerne la culture d’entreprise de Google. Il critique ouvertement la décision de la firme de privilégier l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, au détriment de la performance et de l’innovation : « Google a choisi de rentrer tôt et de travailler de la maison plutôt que de viser la victoire. » Cette remarque a déclenché un tollé sur les réseaux sociaux, certains y voyant une critique injuste de la culture de travail flexible adoptée par de nombreuses entreprises technologiques.
Schmidt compare cette attitude à celle des start-ups, où les employés sont souvent prêts à travailler sans relâche pour atteindre leurs objectifs. Il cite également des exemples internationaux, comme TSMC à Taïwan, où les jeunes doctorants travaillent directement dans les usines. « Pouvez-vous imaginer des physiciens américains faire ça ? Très peu probable », ironise-t-il, soulignant les différences culturelles en matière d’éthique de travail.
L’IA sur le champ de bataille : des drones bon marché pour des guerres asymétriques
L’interview prend un tournant inattendu lorsque Schmidt évoque l’utilisation de l’IA dans le domaine militaire, en particulier dans le cadre de la guerre en Ukraine. Il révèle avoir collaboré avec des chercheurs de Stanford pour développer des drones peu coûteux capables de neutraliser des chars valant des millions de dollars : « L’idée est d’utiliser l’intelligence artificielle de manière complexe et puissante pour cette guerre essentiellement robotique, et de réduire le coût des robots. »
Cette stratégie permet à l’Ukraine de mener une guerre asymétrique contre des forces russes plus conventionnelles, en utilisant des drones imprimés en 3D qui larguent des bombes sur des cibles stratégiques. Bien que Schmidt se décrive comme un « libéral », il justifie son implication en affirmant que cette technologie peut transformer la nature des conflits et potentiellement sauver des vies.
Les défis de la compréhension des IA : vers une « boîte noire » incontrôlable ?
Schmidt soulève également des questions fondamentales sur la compréhension de ces technologies. Il cite Richard Feynman : « Ce que je ne peux pas créer, je ne le comprends pas », et ajoute que nous créons désormais des systèmes que même leurs concepteurs ne comprennent pas entièrement. Il compare cette situation à celle des adolescents : « Vous savez qu’ils sont humains, mais vous n’arrivez pas à comprendre ce qu’ils pensent. »
Cette analogie souligne la complexité croissante des modèles d’IA, souvent décrits comme des « boîtes noires », dont les mécanismes internes restent largement incompris. Schmidt prévoit l’émergence d’une industrie spécialisée dans le « piratage » éthique des IA pour tester leur robustesse et identifier leurs failles : « Au lieu d’équipes humaines de hackers, vous aurez des entreprises entières dédiées à trouver les vulnérabilités des IA. »
La désinformation : la plus grande menace pour la démocratie
Schmidt met en garde contre le potentiel de l’IA à amplifier la désinformation, en particulier lors des élections. « La plus grande menace pour la démocratie est la désinformation, car nous allons devenir vraiment bons dans ce domaine », avertit-il. Il souligne l’incapacité des réseaux sociaux, comme TikTok, à contrôler efficacement la propagation de fausses informations, et évoque même des accusations selon lesquelles la Chine pourrait influencer les contenus diffusés sur ces plateformes.
Pour contrer cette menace, Schmidt appelle à une amélioration de la pensée critique au sein de la population : « Le fait que quelqu’un vous ait dit quelque chose ne signifie pas que c’est vrai. » Il rappelle que, lorsqu’il dirigeait YouTube, la plateforme faisait face à des défis similaires, avec des vidéos de désinformation ayant des conséquences parfois tragiques.
L’avenir de la programmation et de l’éducation à l’ère de l’IA
Enfin, Schmidt aborde l’impact de l’IA sur l’éducation et la programmation. Il prédit que les développeurs verront leur productivité doubler grâce à des outils d’IA, mais insiste sur l’importance de continuer à enseigner les bases de la programmation. « Les informaticiens auront toujours un copain programmeur avec eux », plaisante-t-il, en référence aux IA qui accompagneront les étudiants dans leur apprentissage.
Il souligne également le rôle potentiel de l’Inde, qui produit de nombreux experts en IA travaillant aux États-Unis. Cependant, il déplore les défis auxquels fait face l’Europe en raison des régulations strictes imposées par Bruxelles : « Mes amis français passent tout leur temps à se battre contre Bruxelles », dit-il, tout en exprimant l’espoir que des pays comme la France puissent encore jouer un rôle clé dans l’innovation technologique.
L’interview d’Eric Schmidt offre ainsi un aperçu fascinant et inquiétant des transformations radicales à venir dans le domaine de l’intelligence artificielle. Entre promesses technologiques, rivalités géopolitiques et défis éthiques, l’avenir de l’IA s’annonce à la fois excitant et chargé de responsabilités.
Source : Vision IA